Anecdote n°3: Une nuit dans la pineta de l'enfer

Etes-vous prêts pour une nouvelle anecdote ? ou plutôt nouvelle histoire galère? On vous aura prévenu, asseyez-vous donc tranquillement et écoutez ça.

Chapitre 1 : La forêt enchantée

Avez-vous déjà remarqué que les réveils les plus difficiles sont souvent précédés de sommeils profonds aux rêves langoureux? Imaginez par exemple celui-là :
Un soleil froid de fin octobre teinte à demi une mer embrumée. les forêts sombres qui la bordent sont percées ça et là par des rayons clairs, qui pénètrent les aiguilles de pin et illuminent la brume. Dans ce jeu d'ombre, des cervidés apparaissent et font vibrer de leur brâme sauvage les feuillages ocres balayés par les vents d'automne. Des routes sinueuses chevauchent les digues sur ce désert humain, inondé par le Pô, fleuve-marais aux océans de roseaux. Nous sommes là, pédalant contre le vent, percevant les gémissement élégiaques des goélands, aux mélopées si  plaintives qu'Homer les peignaient en sirènes.

A peine sortis de ce delta, ce rêve flottait encore dans notre esprit. Toujours à la recherche de calme et de nature, nous avions décidé de camper dans une pinède avant Ravenne, la pineta San Vitale. Très jolie, certes, mais tellement dense qu'il est difficile d'y trouver un endroit approprié pour dormir. Nous trouvons néanmoins quelques coins parfaits, mais les milliers de moustiques déjà installés nous en chassent à chaque fois. Arrivés au bout de la pinède, nous nous trouvons face à une grosse zone industrielle bruyante, rebroussons chemin, tournons à travers marais, bois, et autres marécages. Après 1h30 de tours et détours, nous décidons de revenir très loin en arrière, près d'un parcours de cross avec un écriteau "interdit de chasse" (la veille d'un dimanche matin, particulièrement fréquenté par les chasseurs, nous prenions note de ces précieuses réserves de chasse). 
Un petit coin de bois entre deux pistes apparait à la lumière de nos frontales, c'est plutôt plat et pas trop humide, bref, ça fera l'affaire. Exténués, nous nous occupons rapidement du montage routinier de la tente et de la cuisine, nous étirons nos membres transits de fatigue, de froid et de piqûres, pour enfin aller nous étaler dans nos duvets, à 21h30.

Un nouveau tournant de la journée commence alors, celui des songes oniriques, fictions impossibles et autres pléonasmes fantastiques, nous nous évadons dans un monde idéal où le mal de jambe et les moustiques n'existent plus, heureux comme Ulysse.

Chapitre 2 : Réveil entre chiens et loups chasseurs

A 4h30, ce monde fragile s'effondre tout à coup. Laura entend des bruits de pas et des reniflements autour de la tente, et m'interpelle :

- Piero, qu'est-ce que c'est?
- hmmmm, chais pas.

Les bruits de pas s'éloignent quelques instants, puis reviennent.

- Piero, tu as entendu?
- ça doit être un cheval.
- Un cheval ??
- Oui je sais pas.. dodo.

Nous avions croisé quelques chevaux près de la forêt, et mon esprit brumeux devait vouloir me cacher la réalité. Mais après quelques secondes, une lampe éclaire la tente quelques minutes et s'en va. Des voix s'élèvent dans la nuit, et parlent tout haut, nous distinguons quelques mots d'italiens parlant de la tente et des vélos. Les pas reprennent, abasourdi, je lance un ciao timide, et une voix nous répond d'un ton autoritaire un charabia incompréhensible. Après une demande pour parler plus lentement, la voix reprend :

"il y a une partie de chasse qui va commencer, avec plein de chasseurs, des chasseurs partout, c'est très dangereux, très très dangereux, vous n'avez rien à faire ici. Qu'est-ce que vous faites ici? Mais qu'est-ce que vous faites ??
- euh... un voyage à vélo."

Les pas s'éloignent et le silence se fait. Nous restons coi quelques instants, devant tant de brutalité et cette manière peu avenante de communiquer, avant de décider de déguerpir en vitesse. Les lapins ne détallent d'ailleurs pas plus vite. En un (pesant) clin d'œil, nous remballons nos affaires et la tente toute trempée, sous le nez des chiens de chasse tout excités et de deux chasseurs voisins, fusil à la main et peu avenants. Nous sommes sur selle, dans le froid et la nuit, sur le qui-vive et prêts à prendre la poudre d'escampette. Il était temps, les premiers tirs commencent avant l'aube.

Nous nous étions pourtant endormis près d'un panneau "divieto di caccia" (défense de chasser, et non interdiction de caca, pour ceux maîtrisant moins l'italien 😉), dans un bois où le camping sauvage n'est pas interdit, mais comprenons vite notre "erreur". Nous nous étions postés juste à la limite de la réserve de chasse, que les chasseurs avaient choisi de surveiller.
Nous voilà à vélo dans cette petite pinède à faire retentir à fond nos petites sonnettes, et à balancer des grands "ciao" pour éviter la méprise. Imaginez cette forêt obscure et brumeuse, vibrant maintenant sous un feu d'artifice de tirs presque continus, et fourmillant de chasseurs. La forêt de l'enfer traversée, nous arrivons dans une clairière ou plutôt un parking où sont effectivement garés une quarantaine de véhicules ornés d'autocollants de sangliers. Autant pour une si petite forêt, nous nous demandons s'il n'y a pas un évènement spécial, que nous aurions bien aimé connaître.. Il faudrait revoir nos têtes hirsutes sortant de la tente, observées par nos deux chasseurs grommelant après leurs chiens. Nous devons toutefois ajouter qu'arrivés à ce parking, un des chasseurs s'est approché de nous pour nous saluer, et nous a expliqué cordialement le chemin pour éviter la route passante jusqu'à Ravenne, ce qui contrebalance bien avec l'accueil glacial des deux premiers.

Nos bouilles fatiguées une fois arrivés à Ravenne


Chapitre 3 : le retour à la réalité

D'habitude pas aussi matinal, nous arrivons ce matin-là à 7h30 à Ravenne, et petit déjeunons à coté du mausolée de Théodoric le grand, roi des Ostrogoths, prêts à vivre une nouvelle journée extraordinaire, la tête dans un profond brouillard. Des tirs au loin se font encore entendre. En roulant au milieu des ruelles vides le dimanche matin, entourés d'églises aux myriades de mosaïques, notre esprit vogue, nos pensées s'envolent et les mauvais souvenirs de l'aube s'estompent pendant que le soleil sèche nos affaires étendues sur une barrière. 
Nous repensons à ce cauchemar, sans trop comprendre. Nos idées désordonnées se bousculent, pensant à tous ces chasseurs, dans une si petite forêt entourée par l'urbanisation, une route passante et une monstrueuse zone industrielle. Le voyage continu maintenant en sécurité, mais avec un petit serrement au cœur. Quelle place accordons-nous à la nature et surtout quelle pression subit-elle ?
En tout cas, pour finir sur une note plus rigolote, cette petite mésaventure qui finit bien nous a rappelé le sketch des inconnus qui nous fait toujours sourire :


 Quelques photos en avant-première de la ville de Ravenne et de ses mosaïques :

Le mausolée de Théodoric













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